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Barthélémy et Minho

Barthélémy, ce grand chevalier de la lumière, seigneur et maître de Bratel-la-Grande, homme d’aventures, de courage et d’orgueil, regarda Amos Daragon dans le fond des yeux et éclata en sanglots dans ses bras. Il pleura, pleura et pleura encore en se serrant contre lui. Des torrents de larmes coulèrent sur ses joues pendant que ses hommes, une dizaine en tout, essayaient de contenir leur émotion sans toutefois y parvenir.

Après un moment, Barthélémy relâcha son étreinte et, retrouvant un peu de sa dignité, raconta son histoire :

— Si tu savais, Amos, ce que ces horribles bonnets-rouges nous ont fait endurer ! Ce sont de véritables bêtes… Ils n’ont aucun respect pour la vie ni aucune forme de compassion.

Je suis… je suis si heureux d’être libre ! Je me croyais condamné à cette vie de galérien jusqu’à ma mort… Ils nous ont détruits moralement, nous ont brisés dans l’âme. Ces chiens de gobelins avaient évacué de nos cœurs toute forme d’espoir ! Ils nous ont torturés, affamés et assoiffés. Par pur plaisir et pour leur divertissement, ils ont tué de mes hommes, devant mes yeux, en les martyrisant longuement afin d’étirer leurs souffrances. Je te suis si reconnaissant de nous avoir sauvés que je… À vrai dire, je ne sais pas comment te remercier ! Tu as sauvé Bratel-la-Grande et voici que tu me sauves, moi ! Tu avais déjà gagné ma loyauté et mon épée, voici que je t’offre aujourd’hui mon âme et celle des chevaliers que tu as libérés en ce jour.

Amos, lui aussi submergé par l’émotion, prit quelques secondes avant de demander :

— Mais, Barthélémy, par quelle magie est-ce que je te retrouve ici à Arnakech, avec quelques chevaliers, prisonnier des bonnets-rouges et mis en vente sur la place publique comme esclave ? La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était à Bratel-la-Grande, au moment de ton couronnement comme seigneur de la capitale ! Comment es-tu arrivé ici ?

— Toi d’abord, fit le chevalier. Comment se fait-il que, TOI, tu sois ici, dans cette grande ville au bord de la mer Sombre et, de surcroit, dans un marché aux esclaves ? Ta surprise est peut-être grande, mais la mienne l’est encore davantage, crois-moi ! Et qu’est-ce que c’est que ces oreilles d’elfe ?

Depuis la libération de Bratel-la-Grande du sorcier Karmakas et de ses armées de gorgones, il s’en était passé des choses ! Il était impossible pour Amos de tout lui résumer en quelques minutes. Le garçon se contenta donc d’expliquer le but de son voyage vers la tour d’El-Bab ; le récit de ses aventures précédentes pouvait attendre un autre moment. Le porteur de masques raconta brièvement que sa mère, Frilla Daragon, avait elle aussi été faite prisonnière des bonnets-rouges puis amenée très loin, sur les terres de Sumer, pour y travailler comme esclave. Amos devait donc la secourir et l’affranchir de ses maitres. Il précisa que c’était pour les besoins de son enquête que, déguisé en elfe, il avait pénétré dans le souk des esclavagistes d’Arnakech ; c’était donc tout à fait par hasard qu’il avait aperçu Barthélémy et ses hommes sur l’estrade principale, exposés aux regards de tous et prêts à être vendus au plus offrant. Amos lui avoua en riant avoir dépensé tout l’argent qui lui restait pour secourir les chevaliers et s’en porter acquéreur. Mais le temps n’était déjà plus au bavardage : il fallait quitter sans tarder ce souk malfamé et poursuivre le voyage vers El-Bab.

— Voici pour vous ! lança un gros gardien borgne et bedonnant à Amos en lui tendant un trousseau de clés. Vous avez là toutes les clés des nouvelles chaines de vos esclaves. Nous leur avons lavé, brossé, rasé la barbe et les cheveux. Ils portent aussi des pagnes tout neufs. Partez maintenant, nous attendons l’arrivée d’un nouveau chargement, et je dois nettoyer la cage…

Un terrible cri se fit entendre depuis la prison du marché aux esclaves.

— Ta gueule, sale vache ! hurla le gardien en direction du bâtiment.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Amos, surpris.

— C’est ce monstre de minotaure, là-bas, dans la cage fortifiée, qui gueule comme une SALE VACHE, répondit l’homme avec dédain. Les Sumériens doivent l’emmener aujourd’hui et j’espère qu’IL FINIRA EMBROCHÉ !

— Sortez mes esclaves sur la place du souk, ordonna Amos au gardien, je vais aller voir le minotaure quelques instants !

— Faites attention, l’avertit le gardien, il est fort comme une montagne et capable de vous broyer d’une seule main. Il a même assassiné ses anciens maitres.

Amos, toujours déguisé en elfe, portait les oreilles en cristal de la fée Gwenfadrille du bois de Tarkasis. Ces oreilles magiques, en plus d’accorder le don des langues, avaient la particularité de se fondre sur celles de leur porteur en donnant l’impression d’être réelles. Il s’approcha du minotaure.

— Mes respects ! Tu te plains ? lui demanda Amos en utilisant automatiquement le langage de la bête.

— Mes respects, dit à son tour la gigantesque créature bâtie tout en muscles. Mes respects pour ma langue aussi ! J’implore ton aide.

— Et en quoi puis-je t’aider ? s’informa le porteur de masques.

— Libère-moi ! supplia l’humanoïde à tête de taureau. Libère-moi et je te sers, sans chaines et sans mal, pour les douze prochaines lunes.

— Pour ton respect, j’accepte ! dit Amos en saisissant l’immense cadenas de la prison du minotaure.

Le garçon se concentra et, utilisant ses pouvoirs sur le feu, dirigea sa magie sur le mécanisme intérieur du cadenas. Il chauffa à blanc le dispositif en espérant que les engrenages intérieurs, trop fragiles pour supporter une chaleur aussi intense, allaient fondre.

Son intuition était bonne car, après quelques minutes de ce traitement, tout l’intérieur du boîtier se démantibula et libéra le pêne. Le minotaure était maintenant libre de s’enfuir.

— Sauf respect, dit Amos en laissant en place le cadenas, reste dans la cage le temps que je quitte l’endroit. Ensuite, viens au port. J’ai un bateau. Je vogue dans une heure. Mes respects.

— Mes respects à toi, répondit le minotaure, reconnaissant. Je fais ce que tu demandes. Je suis Minho.

— Mes respects, je suis Amos Daragon, conclut le garçon en s’éloignant.

Amos alla rejoindre Barthélémy sur la place, libéra tous les chevaliers de leurs chaines et se dirigea rapidement vers le port. Il était encore très tôt et personne ne fut témoin de la scène. Le souk, très animé la nuit, ne se réveillait que très tard dans la matinée et demeurait désert jusqu’à midi.

— Tu te souviens de Béorf Bromanson ? demanda Amos à Barthélémy en marchant d’un pas rapide.

— Oui, je crois me rappeler de lui… réfléchit le chevalier. Oui, bien sûr ! Tu me l’avais présenté quelques jours après ma nomination comme seigneur de Bratel-la-Grande. T’accompagne-t-il toujours ?

Oui, et c’est maintenant beaucoup plus qu’un ami ! s’exclama Amos. Il est devenu un vrai frère pour moi. Je te présenterai aussi Lolya, c’est une fille fantastique ! Puis Médousa, une gorgone qui…

— PARDON ? Que dis-tu ?

Barthélémy s’étouffa presque et s’arrêta net.

— Tu voyages avec une gorgone ?

— Mais oui, lui confirma Amos le plus naturellement du monde. Ce n’est pas…

— Si je la vois, l’interrompit le chevalier, je lui arrache les yeux !

— Elle n’est pas comme les autres, s’empressa de dire Amos. Ce n’est pas une de ces horribles créatures que nous avons croisées ensemble à Bratel-la-Grande. Elle est douce, amicale, très intelligente, et son aide m’est précieuse.

— Mais tu divagues complètement, cher Amos ! s’écria le chevalier en colère. Les gorgones se sont emparées de Bratel-la-Grande par la force… Elles nous ont transformés en pierre, ont humilié mes chevaliers, et maintenant tu voudrais que je devienne leur ami ?

— Je ne veux pas que tu deviennes l’ami des gorgones, s’impatienta le porteur de masques. Je veux te faire rencontrer MON amie Médousa. Tu jugeras ensuite si elle mérite ton amitié !

— Me voilà sans armure et sans armes, se plaignit Barthélémy en reprenant sa marche. Je suis comme mes hommes, en pagne… presque nu ! J’ai été réduit à l’esclavage par une bande de gobelins sauvages et voilà que je m’en vais fraterniser avec une gorgone. Je suis décidément tombé bien bas !

— J’ai un maitre qui s’appelle Sartigan, enchaîna Amos. Comme ma mère, il est prisonnier des Sumériens. S’il était là, il te dirait certainement que chaque fois que nous faisons passer nos différences avant nos ressemblances, nous enclenchons un engrenage qui mène à la haine puis, inévitablement, à la guerre.

— D’ailleurs, lança le chevalier pour changer de sujet, qu’es-tu allé faire près de la cage du monstre à tête de vache tout à l’heure ?

— Je l’ai libéré, avoua Amos. Il viendra nous rejoindre sur le bateau…

— QUOI ?! s’étrangla Barthélémy. Mais tu es devenu complètement fou ! C’est une bête dangereuse et stupide ! Elle risque de nous tuer tous et de…

— Il ne fera rien de cela, le rassura Amos. J’ai confiance en lui !

— Tu as beaucoup changé, Amos, depuis notre première rencontre à Bratel-la-Grande, continua Barthélémy. Tu m’excuseras, mais je te trouve plus naïf qu’auparavant !

— Mais non, sourit Amos, j’ai davantage confiance en moi, c’est tout. Lorsqu’on doute de soi, on doute aussi des autres. Sartigan m’a appris à voir au-delà des apparences et à marcher la tête haute, sans haine et sans préjugé.

— Et voilà que je me fais faire la leçon par un enfant de douze ans ! se moqua le chevalier.

— Treize ! le reprit Amos. Et bientôt quatorze ans… Regarde là-bas : La Mangouste, notre bateau ! J’aperçois Béorf qui nous attend pour le départ.

C’est le guide des adolescents à Arnakech, Koutoubia Ben Guéliz, qui accueillit le premier les nouveaux arrivants. Il était excité, car Béorf venait à peine de lui confirmer qu’il pouvait les accompagner vers El-Bab. Le guide, fatigué de son travail au port et fasciné depuis longtemps par la vie d’aventurier, avait demandé une place au sein de l’équipage. Il avait fait valoir ses connaissances des peuples, des cultures et des coutumes des habitants de ce coin de pays. En outre, il connaissait bien les Sumériens ainsi que plusieurs routes menant à la grande tour. Béorf avait jugé sa présence indispensable et avait accepté sur-le-champ de l’inclure dans l’équipage.

Une fois sur le pont, Amos présenta ses amis aux chevaliers. Le premier contact fut très cordial, mais Barthélémy et ses hommes eurent un mouvement de recul lorsque Médousa s’avança vers eux. Instinctivement, ils se protégèrent les yeux avec leur avant-bras. Ils avaient tous déjà goûté au sort de pétrification des gorgones et, quoique polis, c’est avec méfiance qu’ils la saluèrent.

— Je crois bien que nous sommes prêts à partir ! lança Béorf en se dirigeant vers les amarres. Nous avons les provisions, deux dromadaires, un guide et des rameurs ! Et comme je suis certain de ne jamais manquer de vent, car c’est Amos qui s’en occupe, je suis un capitaine comblé !

— Attends encore un peu, lui demanda Amos. Nous aurons un autre passager.

— Ah bon ? Qui ? s’étonna Béorf.

— Tu te souviens du minotaure qui a été vendu aux Sumériens, hier, dans le souk des esclaves ?

— Oui, je me rappelle très bien de lui, répondit sans hésiter le gros garçon. C’était une vraie montagne de muscles.

— Eh bien, lança Amos, il part avec nous !

— Mais… mais… comment… tu l’as racheté à ses nouveaux maîtres ? questionna Béorf, stupéfait.

— Non, je l’ai simplement libéré, répondit le porteur de masques avec amusement. D’ailleurs, regarde là-bas, c’est lui qui arrive !

Au loin, un nuage de poussière s’élevait du centre-ville d’Arnakech et les échos d’une grande cohue commencèrent à envahir le port.

— Détache vite les amarres, Béorf, demanda subitement Amos, le colosse approche et il est sans doute poursuivi.

— Mais… mais…, balbutia le gros garçon, on l’attend ou pas ?

— Disons que nous allons prendre un peu d’avance…

Juste comme La Mangouste quittait son quai en direction du large, l’équipage vit surgir le minotaure poursuivi par une vingtaine de Sumériens. La bête fonçait tête baissée, les cornes bien en avant, et renversait tout sur son passage. Aucun baril, aucune porte, aucun mur ni aucune arme ne semblait pouvoir l’arrêter. Minho, une bonne dizaine de flèches plantées dans son dos, continuait sa course en projetant dans les airs par d’habiles coups de tête tout ce qui se trouvait sur son chemin. Sa détermination semblait tout aussi inébranlable que son imposante stature.

Du coin de l’œil, Minho vit un bateau quitter le quai. D’instinct, il sut que c’était le sien et redoubla de vitesse pour l’atteindre. Ses grandes enjambées le propulsèrent rapidement vers La Mangouste, et ses poursuivants furent vite distancés. Quelques flèches volèrent dans le ciel, mais elles n’atteignirent pas la créature.

Amos fit alors se lever le vent, et la voile du drakkar se gonfla.

— On fait quoi maintenant ? demanda nerveusement Béorf qui était à la barre.

— Préparons-nous pour le choc ! lui répondit Amos en s’abritant près de la balustrade. Faites de la place pour l’atterrissage du minotaure !

Comme l’avait imaginé le porteur de masques, Minho accéléra sur le quai et fit un prodigieux bond dans les airs pour rejoindre le bateau. L’impulsion du minotaure fut si grande qu’il arracha une poutre de soutien du quai et provoqua son effondrement. Ensuite, l’humanoïde à tête de vache vola sur une bonne quinzaine de mètres avant d’atteindre le pont du drakkar. En se posant sur le bateau, Minho perdit l’équilibre, fit deux culbutes et vint percuter le mât de plein fouet. On entendit alors toute la structure du navire pousser un inquiétant grincement, mais rien d’important ne céda.

Minho se releva, s’ébroua, puis jeta un coup d’œil derrière lui. Des dizaines de Sumériens canardaient le drakkar de flèches. Elles furent toutes déviées par le vent magique du porteur de masques et aucune ne put atteindre l’équipage.

Satisfait, Minho retira un à un, en souriant, les projectiles plantés dans son dos. Avec l’aide d’Amos, la créature avait réussi son évasion et elle en était très fière. Plus personne ne le commanderait : il était un minotaure libre ! Enfin, presque libre, puisqu’il avait promis à Amos de le servir pendant les douze prochaines lunes. Mais cette fois, ce serait différent. Personne ne l’avait obligé à faire ce nouveau travail, il avait lui-même décidé de son destin. Minho avait été réduit à l’esclavage dès son plus jeune âge, mais plus jamais personne ne l’enfermerait dans une cage.

L’équipage regarda le nouvel arrivant avec circonspection. Les chevaliers étaient sur leur garde, Koutoubia Ben Guéliz tremblait dans un coin tandis que Lolya, Médousa et Béorf semblaient douter de l’honnêteté de ce nouveau passager. Amos, quant à lui, s’assura d’abord que ses oreilles de cristal étaient bien en place et s’avança vers le minotaure.

— Respect à toi, dit le garçon en souriant.

— Respect à toi, salua la bête en s’inclinant.

— Grand saut ! Bon atterrissage ! lança Amos à la blague.

— Grand Minho, grand saut, ajouta la créature, amusée. Mais toi, petit humain avec grande stratégie pour fuite de Minho. Respect à toi.

— Je présente à toi mes amis, enchaina Amos en se tournant vers l’équipage. Koutoubia Ben Guéliz est guide, Barthélémy et ses humains sont chevaliers, Béorf est hommanimal et capitaine, Lolya est magicienne de la mort, Médousa est gorgone…

— Sauf respect, interrompit le minotaure, mais Minho n’aime pas les gorgones. Elles sont ennemies des hommes-taureaux. C’est ainsi depuis le début du monde.

— Sauf respect, continua amicalement Amos, mais elle est amie. Je te donne le choix de quitter si elle indispose. Minho est libre. Minho n’est pas mon esclave. Minho a le choix d’honorer ou non sa promesse.

— Sauf respect, mais Amos Daragon a confiance en elle ? demanda l’humanoïde.

— Avec respect, continua le garçon, elle a toute ma confiance.

— Dans ce cas, conclut le minotaure, j’honore ma promesse.

Sans autre cérémonie, Minho caressa gentiment la tête des deux dromadaires qui se trouvaient tout près de lui et alla se coucher en boule à la proue du navire. Il s’endormit presque aussitôt.

Amos leva le bras au ciel et redoubla la force du vent dans la voile.

— Pourquoi fais-tu cela, Amos ? demanda Béorf. Nous avons déjà une bonne vitesse…

— Je pense que les Sumériens se lanceront vite à notre poursuite, expliqua le porteur de masques. Ils ne sont pas du genre à abandonner leur prise. J’ai vu Lagash Our Nannou, le négociateur d’esclaves, parmi les poursuivants de Minho. Je crois que nous l’aurons bien vite dans les pattes.

— Alors, gonfle encore plus cette voile, Amos, et mets-y toute ta concentration ! lança le gros garçon en empoignant fermement la barre. Je n’ai pas envie de les voir nous chauffer le derrière !

À la demande d’Amos, les chevaliers se placèrent aux rames et La Mangouste fila rapidement sur les vagues de la mer Sombre, direction sud.

La Colère d'Enki
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